Ceux qui ont dit non

Les envahisseurs sont revenus. Ces barbus sont féroces. Ils sont impitoyables. Mais il faut leur reconnaitre une qualité, ils tiennent toujours parole. Il y a très exactement une semaine qu’ils l’ont promis. Et ils ont repris le chemin. Le rituel est le même. Aux abords de l’oasis, dès qu’ils descendent la dernière colline, c’est le roulement de coups de feu. Des armes de tout calibre. Le but est connu. Il s’agit de faire peur. Terroriser, avant même de tenir ces gens en joue.

Le chef de ce détachement des tueurs a été le plus intrigué. Aucune réponse. Pas même un signe de présence humaine. Au-dessus du village, le vol plané des charognards aurait dû les renseigner. Il faut quitter les monticules de sable, tourner un premier buisson avant d’entrer dans l’oasis. Sur le côté gauche du sentier, un gros tas d’armements. Tous les moyens de défense des habitants se trouvent rassemblés là. Un guerrier sait apprécier la combativité d’un adversaire. Des vieux fusils, des sagaies rouillées, rien que des armes rudimentaires. C’est donc avec ça qu’ils ont tenu tête ? Tenir en face d’une troupe nombreuse et lourdement armée, rien qu’au moyen de sa seule volonté, les hommes en restent muets d’admiration. Résister, semaine après semaine. Et en étant sans illusion sur l’issue du combat.

La troupe poursuit son chemin, et les hommes sont accueillis par une épouvantable odeur. Une pestilence insoutenable pour des narines humaines. Pour peu que des tueurs aient conservé une once d’humanité derrière la barbe. Renseignés par un sens mystérieux, les chevaux ont freiné net, refusant d’avancer. Il leur faut quand même y aller. Un ordre, c’est un ordre. Les chefs ont donné un ultimatum. Et ils sont là pour donner le coup de grâce. Dans le meilleur des cas, ils vaincront en soumettant des volontés. Ce ne sont pas des captifs. Ou alors des gens retenus et désormais serviles à demeure.

Des villageois aussi quoi ! On vous apporte la lumière. On se bat pour vous sortir des ténèbres. Au lieu de fêter l’arrivée de cette voie droite comme une délivrance, vous persistez dans l’erreur. Comment peut-on refuser d’entrer dans la grande communauté des croyants ? Et tout cela au nom de quoi ? Parce que vous avez toujours vécu comme cela. Et vous n’entendez pas changer. Vivre comme cela, qu’est-ce que ça veut dire ? Comme des bêtes ?

La troupe a dû se résoudre à descendre de monture. Les marcheurs doivent faire un dernier virage, pour déboucher sur la place du village. Les commandeurs de la patrouille se croyaient endurcis. Cette vision d’apocalypse les fait vaciller sur leurs jambes. Jamais, auparavant, ils n’avaient été confrontés à ce tas monstrueux de cadavres en putréfaction. Des enfants, des femmes et des hommes, couchés sur le flanc, comme endormis après une grande beuverie. Les chairs déchiquetées par le bec des rapaces, les os brisés par les mâchoires des hyènes, l’évidence est là.

Les patriarches du village l’avaient dit. « Jamais nous ne nous rendrons. Jamais nous  n’accepterons de vivre ce que vous voulez nous imposer. Nous sommes chez nous. Nous n’avons fait de tort à personne. Jusqu’à notre dernier souffle, nous allons vivre comme nous l’entendons ».

Et voilà ! On vient, le cœur sûr et la main ferme, prêt à foudroyer. Et on est terrassé par une simple image. Ces gens nous considéraient donc pire que des démons. Ils ont préféré mettre fin à leurs jours, plutôt que de vivre avec nous. Le chef des barbus est comme fou. En se réunissant pour se donner la mort, ces cadavres amoncelés sont les vrais vainqueurs d’un combat qui n’a pas eu lieu.

Que disent les écritures dans un cas semblable ? Selon quel rite inhumer ces morts ? Car, on peut inventer ce qu’on veut, ils sont aussi des créatures de Dieu. Et comme tels, il leur faut une sépulture. Fuir ? Inenvisageable. Parce que cette ultime lâcheté est impossible. Ce qu’on sait, personne d’autre sur terre ne doit savoir ce qui a eu lieu dans cette oasis. Parce qu’alors, leur combat perd toute justification. Les hommes ne doivent pas être gagnés par le doute. Le moindre soupçon ferait d’eux des criminels sans cause.

Ces suicidés ont été sans pitié, qui ont rendu toutes leurs armes, avant un trépas volontaire. Les guerriers ont l’impression d’entendre des voix dans les bourrasques de vent. « Vous n’avez pas gagné. Vous n’avez pas vaincu, parce qu’il n’y a pas eu d’affrontement. Nous vous laissons le monde, et tout ce qu’il contient. C’est vous maintenant qui avez pris la place de Dieu ».

***

La veille dans la soirée, les grands initiés du village sont entrés dans d’interminables conciliabules. Un regard des vieillards questionne les vieilles femmes. Un hochement de tête de ces dernières dit que oui. On a préparé ce qu’il faut.  On a dépassé le stade de la parole. Car ces gens le savent maintenant. Ils ne changeront pas leur décision.

Ils ont attendu le coucher du soleil. Puis un joueur de tamani a fait parler ses doigts. Les chefs de clans sont venus s’asseoir sur le sable, formant un rond sacerdotal. Mais la boucle ancestrale n’est pas fermée. Chacun de ces patriarches le sait, le cercle, c’est la vie. Un cycle qui n’arrête jamais de tourner. Un mouvement qui ne doit jamais cesser. Et là, ils ont décidé l’irréparable. Un espace entre deux épaules, dit la fracture des temps. Une brèche qui est un passage.  Telle une main d’enfant, traçant au sol la faille entre les ans.

Les femmes ont apporté la grande marmite. La terre façonnée pour symboliser le ventre où murissent les fœtus. La marmite contenant la vie. Ce soir-là, le récipient est rempli de la mort. Une mort prometteuse. Un moment de solennité pour laisser chacun avec lui-même. Puis les coups sur le tamani ont changé de rythme, devant caresses.

On a commencé par les nourrissons. Qui n’ont pas tardé à devenir silence. Puis, la distribution a suivi les classes d‘âge. Après le dernier soupir des matriarches, un homme a fait le tour pour arranger les pagnes. La mort ne doit pas excuser l’indécence. A la fin du cérémonial sans retour, les grands initiés ont tenu à mourir autour de la grande marmite. Il faut mériter son rang devant le tribunal des ancêtres.  

***

Les barbus sont rentrés à la base, l’humeur barbouillée, et la moustache baignée de larmes. Les chefs de la patrouille sont allés directement trouver le grand guide sous sa tente. Le fait est si singulier, tellement inhabituel, que cela viole tous les codes. Dans les moments de feu, foin du protocole.

Les chefs de tribu et tous ceux qui comptent n’attendent pas. En soulevant un pan de voile, eux aussi sont cueillis par cette interrogation angoissée du Grand guide.

– Ils ont fait quoi ?

– C’est comme je vous ai dit, Grand guide. Jusqu’au dernier.

– Est-ce que vous mesurez ce que cela signifie pour nous ?

– Grand guide ! Mes hommes et moi comptons sur vous pour nous indiquer la voie maintenant. Je ne vous cache pas que j’ai la tentation d’abandonner le combat.

– On ne va pas faire ça. Pour l’heure, tenez avec rigueur cette consigne ! Pas un mot de cette histoire à qui que ce soit. Laissez-nous !

Nous, c’est bien évidemment le Grand collège. C’est-à-dire les hommes de pouvoir, habilités à discuter et arrêter une décision pour tous. Pourchasser des hommes, capturer des villageois, soumettre des volontés, tout ça on sait faire. Causer avec des morts, parler à des gens d’une communauté qui a décidé de vous laisser toute la place, le Grand collège ne met pas longtemps à constater son impuissance. Un seul mot circule, répété à l’infini. C’est un gros bordel.

***

C’est un monde d’indiscrétions. Des satellites d’observation ont vite été intrigués par cette trouée dans l’immensité de la terre, sans signe de vie. On a maltraité la technique, sans parvenir à comprendre. Il faut donc se résoudre à envoyer des avions au plus près. Les premiers ingénieurs qui ont fait parler les images sont devenus fous sur leur chaise. L’affaire a remonté une cascade de décideurs, pour arriver sur la table des présidents.

Des chefs d’Etat et des dirigeants d’institutions internationales savent depuis longtemps les vertus du silence. A l’inverse, un syndicat de défense des droits de l’Homme compte sur le bruit. Un maximum de bruit. Jusqu’au vacarme. De la cacophonie, si cela s’avère nécessaire. La petite presse locale apprend la prudence. La grande presse internationale peut se permettre d’être tonitruante. Au début, on se garde de viser quelqu’un. Mais il est partout question désormais du village fantôme.

Dans ce milieu, on ne craint pas la saturation. A toute heure de la journée, sur tous les supports, quelqu’un parle doctement du village fantôme. Ils ont table ouverte, car l’humanité aime les complots. Un truc mystérieux, lugubre à souhait, on en est friand. Sous tous les cieux.

***

Les épouses des ministres ont d’abord soupçonné un montage des maris, pour courir rejoindre une sale maîtresse dans des recoins sombres. Mais le visage des hommes dit que c’est sérieux. Un conseil des ministres en pleine nuit. On  craint quelque catastrophe. Le président qui a une crise fatale, et c’est inévitablement du remous. Un premier ministre dépressif qui veut jeter l’éponge, ça relance la guerre de positionnement.

C’est Monsieur le Président le personne qui attend sur le pas de la porte. De quoi affoler les tensiomètres. A les voir prendre place, on dirait des écoliers pris en faute. Le Président attend d’avoir l’attention de tous.

-L’heure est grave. J’ai reçu personnellement une correspondance du secrétariat général des Nations-Unies. Le monde entier attend des explications sur cette histoire de village fantôme. Voilà les ordres. Vous suspendez tout. Vous avez trois jours. Pas une minute de plus. J’attends un rapport circonstancié de Monsieur le Premier ministre. Je vous préviens. Le premier qui va aller baver devant les journalistes, je m’occupe personnellement de cet idiot.

***

L’adage est connu. Ça vient toujours de là où on ne s’y attend pas. Un homme ou une femme sans visage, a publié sur les réseaux sociaux une audio enregistrée par les villageois de cette oasis maudite. Des paysans ne savent pas écrire. Seulement, le Président et ses hommes ont oublié ces réseaux sociaux de tous les diables. Les mots de ces suicidés ont plongé tout le pays dans la déprime.

« Des gens que nous ne connaissons pas, que nous n’avons pas invités chez nous, que nous n’avons pas provoqués, ces gens sont venus nous combattre. Et que voulaient ils, ces gens ? Qu’on s’habille comme eux, qu’on mange et qu’on boive comme eux. Que nous cessions d’être nous-mêmes, pour devenir tels qu’ils le désirent. Nous avons attendu nos propres autorités, et rien n’est venu. Le monde entier n’avait que faire de gens comme nous. C’est pourquoi nous avons pris la décision de quitter votre monde. N’accusez personne ! Ne punissez ni femme, ni homme ! C’est en conscience que nous avons décidé notre sort. Si notre absence peut rendre votre vie meilleure, qu’il en soit ainsi. Mais nous ne pouvons pas abdiquer de nous-mêmes. Seule la mort nous permet de demeurer tels que nous sommes. C’est l’unique porte qui nous reste. Et nous la franchissons, l’âme en paix. Assurés de ne nuire à personne. »


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